Le destin immatériel de
la Mode
Novembre 2020 - Article


Texte Lucie Noblanc
Illustration Lucie Noblanc
Avatar, modélisation, défilés 3D… La crise de la Covid-19 bouscule tous les codes de la création et de communication de la fashion sphere. Analyse d’un phénomène virtuel mais de plus en plus réel.
Avec ce film de dix sept minutes, le créateur chinois nous a dévoilé sa vision du Printemps-Été 2021. Cette mise en scène entièrement digitale a permis à la marque de présenter ses pièces streetwear malgré le contexte actuel.
La Covid-19 n’a fait qu’accélérer un phénomène déjà bien entamé dans la mode: son installation dans le cyberespace. Déplacer des milliers de personnes pour un défilé d’une quinzaine de minutes étant devenu aussi complexe qu’anachronique, le recours aux technologies apparaît comme une évidence. Habituée de la 3D, la designer Anifa Mvuemba (Hanifa) a été une des premières à le mettre en œuvre. En mai dernier, elle a sorti sa collection Pink Label Congo lors d’une présentation inédite sur Instagram : un défilé sans mannequins, ni podium et sans flash d’Iphone. La créatrice congolaise a réussi à traduire volumes et textures au cours d’une chorégraphie de déesses fantômes.
« Le monde numérique arrive et nous ne sommes plus liés à l'espace physique. » Amber Jae Slooten
Blogueurs, influenceurs et autres vitrines humaines sont progressivement numérisés et remplacés par des créatures se nourrissant de codes HTML.
Lors de la Fashion Week de Milan, GCDS a dévoilé sa collection SS2021 dans une arcade virtuelle où ont défilé les modèles Aweng Chuol, Raisa Flowers ou encore Jazzelle Zanaughtti, métamorphosés en personnages animés. Dans cet « Out of this World » show, le créateur Giuliano Calza y a recréé un front row inédit avec une version poupée Bratz plastifiée de la chanteuse Dua Lipa, accompagnée de Anwar Hadid. Mais cette dématérialisation de nos icônes peut aller encore plus loin. Shudu, Miquela, Maya : qui sont-elles ? Top model ou influenceuses, un paramètre les unies : elles n’existent pas…
Créées de toutes pièces, elles sont bien plus que des images. Elles s’expriment, communiquent et possèdent des milliers de followers sur les réseaux sociaux.
Les maisons de luxe et marketeurs d’influence n’ont pas loupé l’occasion de s’en servir pour leur promotion. Noonoouri, du haut de ses 1m 50 virtuels, se définit comme « Digital character, activist, vegan » sur son profil Instagram. Elle est âgée de 19 ans et fait partie des talents de la célèbre agence de mannequins IMGModels.
Les créateurs peuvent aussi modéliser leurs propres égéries 3D, comme la marque de joaillerie française Statement. Créée en 2018 par Amélie Huynh, ses bijoux à l’esthétique déco punk et ses valeurs créatives sont désormais incarnées par Alyh. « Alter ego digital, anti-archétype, ALYH incarne toutes les femmes. Elle symbolise leur capacité à révéler leur force intérieure, leur dimension d’héroïnes pour prendre conscience de leur potentiel. »
Ces humanoïdes, façonnables et malléables à l’infini seraient trois fois plus attrayants que nos influenceurs en chair et en os.

(Ré)Incarnation
« La 3D permet de créer virtuellement des choses qui sont physiquement impossibles à réaliser. » K. Murphy
Nouveaux récits numériques
La 3D est une ouverture à la liberté. Selon Kerry Murphy, fondateur de The Fabricant, elle permet de « créer virtuellement des choses qui sont physiquement impossibles à réaliser » et d’exprimer sa vision du monde.
La créatrice Marine Serre est connue pour son design prospectif. Elle a présenté ses collections Radiation&nbsp(AW19) et Marée Noire&nbsp(SS20) sous forme de films 3D réalisés avec le studio Actual Objects. Des survivants de l’apocalypse, vêtus de combinaisons en latex et masques à gaz, évoluent dans une nature radioactive.
D’autres, comme Frederik Heyman, s’intéressent au corps et à l’évolution de ses capacités. Cet avant-gardiste multimédias crée des campagnes URL en collaboration avec des marques et des artistes. Entre cyberpunk et horreur, ses performances artistiques mettent en scène des automates/cyborg, qui questionnent la beauté et le transhumanisme.
Dans une interview pour Tank Magazine en 2019, l’artiste expliquait « ne pas ressentir le besoin d'illustrer une vision future. C'est ce qui nous entoure maintenant, réarrangé dans une réalité alternative et remis en question à travers un dialogue avec la technologie »&nbsp.
Cette réalité alternative peut également représenter celles et ceux qui manquent encore de visibilité. Lier art, 3D et activisme est l’ADN du collectif Digi-Gxl. Cette communauté artistique, fondée par Cat Taylor en 2018, réunit des designers femmes, trans et non binaires.
L'agence a travaillé avec des clients tels que Balenciaga, Alexander Wang, Nike et bien d’autres. « Ces nouveaux récits numériques seront motivés par la tangibilité, la forme et l'apparence physique - fournissant des relations tactiles avec un monde d’URL. » déclarait Cat Taylor pour Love Magazine. (2 mai 2020)
Le monde de la technologie était jusqu’ici dominé par des hommes et l’esthétique 3D associée à des corps ultra-sexualisés et normés. Perpétuellement modifiable, la conception digitale aura le pouvoir de faire évoluer notre vision du corps, de la mode et de ses codes afin d’écrire une nouvelle odyssée entre URL et IRL.
Lucie Noblanc
O
ctobre dernier : derrière nos écrans, nous voici plongés au cœur d’un univers parallèle, fantaisiste, où des mannequins se mêlent aux muses numériques. Voyage au milieu d’un écosystème fleuri, aux couleurs saturées, bercé de chants d’oiseaux et d’électronique bizarre : bienvenue dans la dernière collection de Jarel Zhang.
Rendre vivant, avec du virtuel, c’est donc le nouveau défi des créateurs. Ils peuvent faire appel à des artistes 3D, collaborer avec des studios de création ou maisons de mode numériques telles que The Fabricant, basée à Amsterdam. Amber Jae Slooten, sa Directrice Créative a écrit à propos de leur projet Iridescence : « Un nouveau culte est en train de monter. Le monde numérique arrive et nous ne sommes plus liés à l'espace physique. Nos corps deviennent fluides, notre argent décentralisé, de nouveaux pouvoirs se forment. »
Le début d’un nouveau monde ?
Le destin immatériel de la mode
aller en haut